I. Le contexte
Initialement parue en couverture du Leslie’s Illustrated Weekly en juillet 1916, ce n’est que l’année suivante que la célèbre affiche I want you for U.S. Army de James Montgomery Flagg se verra placardée sur les murs américains. 6 avril 1917, les États-Unis entrent en guerre malgré le faible effectif de leur armée. Et dans ce contexte difficile, l’œuvre diffusée à plus de 4 millions d’exemplaires veut réveiller les vocations patriotiques. D’une simplicité apparente, on y voit l’Oncle Sam, figure allégorique de l’Amérique, exhorter le spectateur – avec force autorité – à s’engager dans le conflit.
L’affiche ne prétend pas être originale : elle reprend les codes – bien connus alors – d’affiches de recrutement britanniques dont l’efficacité semblait ne faire aucun doute ([Lord Kitchener] wants you et Who’s absent? Is it You?). Dès lors, l’œuvre de J.M. Flagg semble déjà pleine d’un certain pouvoir propagandiste. Mais est-ce vraiment le cas ?
II. Les ressorts
1. Première lecture
Le message est clair. L’injonction de l’Oncle Sam : « I want YOU », se matérialise en son regard dur, son doigt pointé et son corps penchant vers l’avant dans un souci de profondeur qui lui permet d’outrepasser les limites du papier : sortant de l’affiche, l’Oncle Sam vient provoquer le spectateur. Toutefois, il ne faut pas en rester à cette première lecture qui n’éclaire ni le pouvoir de fascination de cette image, ni au contraire son infortune finale.
2. Le doigt
L’index pointé vers le spectateur signifie bien entendu que l’Oncle Sam s’adresse à lui en lui intimant un ordre. Cependant, nous devons comprendre l’image en toute sa dimension symbolique : elle recèle une polysémie qui, à des degrés divers, fait sens pour le spectateur. Outre sa portée injonctive, ce doigt pointé est un doigt braqué, métaphoriquement armé : il nous fusille. Faut-il rappeler que James Montgomery Flagg lui-même produira une caricature de son œuvre dans laquelle l’Oncle Sam, dans la même posture, pointe un véritable revolver sur son spectateur ? L’index armé entre ainsi dans un imaginaire de la peur, c’est-à-dire dans un ensemble d’images que le spectateur peut interpréter, révéler comme contondantes, pénétrantes, menaçant sont intégrité physique et psychique. L’Oncle Sam se révèle inquiétant.
3. Les yeux
Les yeux ne sont pas différents de ce doigt de mort. Les yeux, en effet, ont un pouvoir particulier : un pouvoir anxiogène certain que soulignait déjà Gaston Bachelard dans l’œuvre d’Edgar Poe. Du regard terrifiant, pétrifiant de la Gorgone, au regard littéralement venimeux du Basilic médiéval, de l’œil divin scrutant des confins de l’univers aux « bastons de regards » (Les Lascars) quotidiennes, l’œil est une arme pénétrante, angoissante, terrifiante. C’est ainsi que ce regard anxiogène sera repris pour l’affiche de la première adaptation cinématographique de 1984 : « Big Brother is watching you ».
4. Le Pouvoir
Doigt et yeux anxiogènes recèlent de fait un pouvoir négatif de fascination susceptible de bousculer le spectateur. Mais, à l’inverse, cette affiche cache une promesse : la possibilité d’acquérir ce même pouvoir pour qui accepterait le pacte proposé. C’est un mécanisme simple d’identification.
(Conclusion) Peurs et promesses : l’affiche de J.M. Flagg recèle donc un ensemble de ficelles symboliques et narratives qui en font un véritable instrument de propagande.
III. Les retombées
Malheureusement, l’affiche se révèle décevante ; elle ne semble pas éveiller les passions patriotiques. En effet, les possibilités propagandistes de notre image sont quelque peu desservies par un texte, certes, direct et compréhensible, mais maladroit « I want you for U.S. army » ; l’emploi des pronoms manque un cheminement rhétorique classique : « je, tu… nous » qui mêle l’un et l’autre en un « nous » et qui, autrement dit, gomme l’altérité au profit de l’identité. Ici, il en est autrement : il y a l’Oncle Sam d’un côté ; il y a le spectateur de l’autre. Les affiches britanniques, plus sensibles, prenaient soin de ce dernier : « Your country needs you » ou encore « Join your country’s army ».
Chez J.M. Flagg, l’appartenance à un ensemble, à une communauté, à une nation n’est pas soulignée ; elle aurait mérité d’être réaffirmée. Comment, dès lors, admettre que l’on va donner sa vie à une entité à laquelle on n’appartient pas ?
IV. Épilogue
L’affiche manquant sa cible, le Selective Service Act sera voté le 18 mai 1917 : il instituera la conscription des hommes âgés de 21 à 30 ans faisant ainsi passer les effectifs de 200 000 hommes début 1917 à 4 millions fin 1918.