La crise de la parole institutionnelle et la théorie du complot

Le citoyen des démocraties modernes est perpétuellement en recherche de la vérité. Afin de faire pleinement valoir sa voix dans le débat public, il souhaite parler en connaissance de cause et donc, exercer son sens critique face aux informations qui lui sont données. Mais la critique ne va pas sans le doute et parfois, la méfiance. De ce fait, la parole de la puissance publique se trouve de plus en plus soumise à l’examen de l’opinion, voire remise en cause par celle-ci. Dès lors, c’est bien à une crise de la parole officielle auquel on assiste, Il convient donc de s’interroger pour savoir quels en sont les fondements, les aspects et la portée ?

La parole publique désacralisée

Plusieurs facteurs ont concouru à l’éclosion d’une telle crise. Tout d’abord, la vérité donnée par les institutions est affectée par la méfiance que soulèvent les hommes politique et les institutions depuis longtemps. Les nombreux scandales qui émaillent la vie politique, les discours figés par les ressorts de la communication ou le sentiment d’un décalage se creusant entre la réalité que vivent les citoyens et la perception qu’en ont les dirigeants sont autant d’éléments qui érodent la confiance des premiers envers les seconds. Bien plus, ce sont leur l’honnêteté et leur sincérité qui se trouvent contestées. Qu’ils s’agissent de leurs discours, de leurs promesses, de leur programme et, finalement, de leurs idées, aucune forme de la parole publique n’échappe à ce nouveau rasoir d’Ockham.

Par ailleurs, l’action politique semble de plus en plus frappée d’impuissance face aux enjeux économiques, environnementaux ou sécuritaires actuels. De ce fait, les discours politiques qui s’y rattachent ne sont plus considérés par l’opinion que comme de simples déclarations d’intention, des bravades ou des effets de manches sans lendemain. D’autant que cette parole s’est considérablement appauvrie jusqu’à sombrer dans une profonde médiocrité sémantique et synthaxique, sous l’effet des conseillers en communication soucieux de voir leur « poulain » employer le parler des « vrais gens ».

Cela tient également à une stratégie adoptée par l’ensemble de la classe politique visant à se rapprocher de son électorat en grimant ses attitudes, ses habitudes et son langage. On assiste donc à une rupture de style, essentiellement démagogique, afin de démontrer qu’on n’appartient pas au « système » mais bien plutôt, au petit peuple « qui se lève tôt ». Si cette tendance peut sembler bénéfique voire nécessaire en démocratie, elle aboutit généralement à une pantomime confinant au ridicule quand elle ne glisse pas vers l’outrance. Tous les symboles du pouvoir, les palais, les escortes, les dîners officiels… et tout l’imaginaire qui s’y rattache dans l’opinion, sont ainsi délaissés par le personnel politique, sans qu’il ait pour autant l’intention réelle d’y renoncer. Il en résulte donc une certaine dissimulation des uns et nostalgie des autres.

La parole individuelle renforcée

Par contrecoups à la dévalorisation de la parole publique, la parole individuelle connait, quant à elle, une expansion sans précédent. Portée par les médias, internet et les réseaux sociaux cette expression du simple citoyen s’inscrit dans l’avènement d’une société de l’image et de l’information. Celui-ci a pris confiance en lui et s’estime aujourd’hui tout aussi légitime pour donner sa vision de la vérité que l’était l’Etat avant lui.

Néanmoins, l’individu, aussi éclairé soit-il, ne peut à lui seul discriminer et synthétiser la somme colossale de savoir ou de désinformation qui le submergent au quotidien. Dès lors, la prise de parole individuelle n’est pas le garant de la justesse de vue et encore moins de la vérité.

Confronté à ses propres limites, l’esprit humain utilise généralement son imaginaire pour dégager un sens, là où la raison échoue à donner une explication.  Mais il s’agit alors de mythe et non plus de connaissance. Or, c’est là que réside aussi le fondement de la pensée complotiste. Ainsi, selon le sociologue Pierre-André Taguieff, la théorie du complot repose sur quatre principes : a) « Rien n’arrive par accident », b) « tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées », c) « rien n’est tel qu’il paraît être », d) « tout est lié, mais de façon occulte[1] ».

La parole complotiste libérée

Dès lors, le discrédit qui touche la parole publique, couplé à la démultiplication de la parole individuelle, ne peuvent qu’aboutir à une dilution du sentiment de vérité, propice à la propagation d’une parole alternative : la théorie du complot.

[1] Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du Complot mondial : Aspects d’un mythe moderne, Paris, Mille et Une Nuits, 2006, pp. 57-59.

Par La rédaction

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