La Révolution française, aux origines de la théorie du complot

« Dans cette Révolution française, tout, jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué ; tout a été […] amené par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans les sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices au complot » prétendait Augustin de Barruel dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme. Ouvrage fondateur d’une perception complotiste de la Révolution française, le pamphlet de l’abbé de Barruel a connu une large audience lors de sa publication en 1797. Acte fondateur de la République, la Révolution française est aussi une période ayant drainé un ensemble de théories conspirationnistes, participant ainsi à la construction intellectuelle d’une matrice complotiste, encore vivace aujourd’hui. Aux sources de cette lecture, l’on trouve un décryptage biaisé des liens unissant les loges maçonniques, parfois associées aux jésuites, jansénistes ou encore protestants, et l’idéal révolutionnaire. Profondément empreinte de visées politiques contre-révolutionnaires et réactionnaires, cette matrice conspirationniste ignore cependant la grande diversité de pensée et la grande hétérogénéité sociologique qui existaient au sein des loges maçonniques.

Aujourd’hui, la croyance dans une conjuration maçonnique connait un renouveau évident, reprise par une grande partie des milieux conspirationnistes ou  autoproclamés « dissidents », ces allégations pouvant constituer une grille de lecture adaptable à d’autres évènements (attentat terroriste, acte politique majeur, crise financière…) ou s’inscrire dans un cadre téléologique proposant une analyse de l’histoire au prisme d’une illusoire domination maçonnique sous-jacente.

Influence maçonnique et Révolution française : des liens contredits par la recherche historique

Dans l’historiographie contemporaine, un grand débat historique a marqué la recherche scientifique tournée vers l’étude de la Révolution française, s’attachant à appréhender le rôle des idées et des lieux dans lesquelles elles étaient produites sur le développement du mouvement révolutionnaire. Pendant longtemps, la thèse de liens puissants entre loges maçonniques et idéaux révolutionnaires connut une redoutable audience dans une partie du champ universitaire et littéraire français et fut relayée par des vecteurs d’opinions influents, ainsi que par certaines figures intellectuelles majeures. Mais l’avancée de la recherche historique portant sur la période révolutionnaire a mené à une indéniable déconstruction de cette croyance.

En effet, cette lecture demeurait critiquable sur de nombreux points, notamment la perception qu’avaient certains intellectuels des loges maçonniques, perçues comme un ensemble cohérent et granitique, nécessairement proche de la pensée libérale et des idéaux des Lumières, alors même qu’une grande hétérogénéité sociologique et qu’une réelle diversité de pensée marquaient les différentes obédiences et que des dissemblances territoriales primordiales existaient au sein des loges maçonniques. De même, la prétendue quête d’indépendance intellectuelle des loges maçonniques fut aussi très largement perçue comme une volonté de se soustraire aux cadres légitimes de l’autorité royale et religieuse, alors même que les références au Sacré et à Dieu constituaient des éléments récurrents de la tradition maçonnique. Le philosophe Jürgen Habermas voyait ainsi dans les loges l’expression parfaite d’une « sphère publique nouvelle »[1], émancipée et autonome du pouvoir absolutiste qui, en tant qu’espace de discussion, constituait les prolégomènes d’un cadre démocratique et donc, potentiellement subversif.

La recherche de l’influence des idées sur le déroulement des faits historiques a nécessairement invité l’historien de la Révolution française à s’intéresser aux loges maçonniques. Daniel Mornet, par exemple, s’intéressant aux sources intellectuelles de la Révolution, cherchait quant à lui à appréhender le rôle de l’écrit sur le déclenchement des faits, sans pour autant être capable de déceler l’existence d’une véritable « opinion publique », influencée par la vie intellectuelle de l’époque et l’apparition d’idées effectivement nouvelles[2]. L’historien Eric Saunier s’applique à dénier toute idée de complot porté contre la monarchie ou la religion de la part des loges maçonniques, tant la profonde diversité politique qui existait au sein des différentes obédiences interdit toute généralisation excessive.  En effet, aucun rejet systémique des fondements religieux ou absolus de l’ordre social ne constituait un logiciel dominant au sein de la grande hétérogénéité des loges. L’historien Albert Soboul, regroupant des travaux scientifiques s’intéressant à la sociologie des francs-maçons pendant la Révolution française, a montré la grande diversité qui existait au sein des loges, celles-ci ne pouvant se percevoir comme le réceptacle d’une population nécessairement acquise aux idéaux révolutionnaires, certains francs-maçons étant même d’ardents défenseurs de l’ordre social[3].

Antimaçonnisme et apparition des premières théories du complot : un combat politique contre la Révolution française

Les théories du complot qui ont émergé de la Révolution française servaient à un combat politique, à savoir une lecture contre-révolutionnaire et monarchique du fait historique révolutionnaire, lecture qui a perduré tout au long du XIXème siècle, suivant les bouleversements politiques de la période. La crainte d’un complot contre un ordre social perçu comme nécessairement immuable et légitime était déjà ancien. Ainsi, en 1580, Jean Bodin, philosophe et théoricien de l’Etat, proposa un traité intitulé « de la démonomanie des sorciers », dans lequel il croyait démasquer des sorciers infiltrés dans les plus hautes charges de l’Eglise, menaçant ainsi l’institution. La Révolution française a mené à la publication massive d’un ensemble de pamphlets, accréditant la thèse de la conjuration ourdie par quelques-uns contre l’ordre social légitime. Le plus fameux de ces écrits est sans nul doute celui d’Augustin de Barruel, prêtre jésuite qui, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, s’attaque tant aux philosophes prétendument athées qu’aux francs-maçons, accusés d’être les instigateurs de la Révolution.

Dans un cadre européen, le physicien anglais John Robison reprend peu ou prou la même thèse, imputant le fait révolutionnaire à la confrérie des Illuminés de Bavière, dont certains membres auraient infiltré plusieurs obédiences maçonniques. Pour Pierre-André Taguieff, sociologue et historien des idées, Augustin de Barruel, dans sa description des Illuminés de Bavière, a contribué à une construction mythique et mythifiée d’un fait historique « en exagérant leur importance et en fantasmant leur puissance ». En effet, un imaginaire chimérique a imprégné les perceptions d’une partie de la population à l’encontre des francs-maçons, perçus au prisme de leur goût du secret, de leur hiérarchie interne autonome de l’ordre royal ou encore des légendes mystiques entourant leur existence. Mais surtout, les loges étaient bel et bien perçues comme des lieux où se déployaient une Vérité nouvelle, profondément subversive et étrangère à la Vérité légitime portée par les autorités religieuses et politiques d’Ancien Régime. Pour certains érudits, le danger était bien celui de lieux de production d’idées nouvelles, non conformes avec le modèle politique absolutiste.

L’imaginaire complotiste a pu s’exprimer concrètement avec une plus ou moins forte véhémence, se manifestant parfois chez des figures intellectuelles reconnues. Pour Augustin Cochin, sociologue et historien du second XIXe siècle, la Révolution est là encore le fait de « quelques tireurs de ficelles », seuls capables d’encourager un peuple nécessairement désorganisé à prendre les armes contre le pouvoir royal. Dès lors, c’est bel et bien, selon Augustin Cochin, une « Machine » –terme désignant les loges- qui a encouragé et contribué à l’acte révolutionnaire[4]. Au sein du champ politique, l’antirépublicanisme de la plupart des pamphlétaires, comme leur fidélité à la cause monarchique et cléricale, constituent des éléments systémiques sous-jacents, qui dictent leur engagement et leur lecture de la Révolution comme le fruit d’un complot prémédité contre le pouvoir absolu. La IIIème République a sans nul doute constitué un tournant dans cette analyse, avec la greffe d’une composante antisémite à la thèse originelle exclusivement tournée contre les francs-maçons ou les Illuminés de Bavière.

En 1886, dans son célèbre pamphlet La France Juive, Edouard Drumont développe le concept de « complot judéo-maçonnique », alors même qu’un puissant sentiment antisémite demeurait ancré dans une très large partie de la population française, notamment après l’Affaire Dreyfus, offrant ainsi au pamphlétaire une audience appréciable. Selon Pierre-André Taguieff, Drumont « judaïse l’ordre des illuminés qui, pourtant, ne comportait que peu de membres d’origine juive », révisant ainsi l’histoire afin de poursuivre un dessein politique. La thèse a conservé une influence considérable jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion de la pensée maurrassienne[5], qui percevait l’influence maçonnique comme l’une des causes primordiales de la décomposition nationale, définissant même les loges comme « l’Anti-France », un corps étranger à la nation et nécessairement néfaste à sa prospérité. Cette théorie s’est très largement imposée dans la mouvance ultranationaliste, proche de l’extrême-droite radicale. S’exprimant parfois de manière moins véhémente, l’idée d’une Révolution « sortie des loges »[6] a continué à avoir une popularité réelle chez certains historiens, comme François Furet, sans traduire pour autant une quelconque forme d’antimaçonnisme.

 Renouveau et actualité de la thèse du complot maçonnique

Le dévoiement du régime de Vichy et d’une très large frange de l’extrême-droite dans la Collaboration après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que les avancées de la recherche historique, ont mené à un vigoureux recul de la thèse du complot maçonnique. Mais, même déconstruite par la recherche scientifique, certains auteurs proches de l’extrême-droite ont continué de faire perdurer cette théorie, comme Philippe Ploncard d’Assac, dont le père, Jacques Ploncard d’Assac, s’était lui aussi fortement illustré par de violents pamphlets s’attaquant au prétendu rôle des francs-maçons dans la Révolution française.

Notons aussi que depuis quelques années, la théorie conspirationniste semble connaitre un regain nouveau, notamment à l’heure des réseaux sociaux. Une large communauté web, se réclamant de la « dissidence », s’attache à relayer et à développer les pamphlets antimaçonniques, permettant à cette thèse de se trouver très largement diffusée sur quelques vecteurs extrêmement bien référencés (KontreKulture, chaoscontrôlé, nouvelordremondial…), jouissant dans le même temps, d’une communauté virtuelle certes relativement peu nombreuse, mais très active sur les médiaux sociaux.

Dans le même temps, certaines organisations politiques nationalistes et pétainistes cultivent un même rejet des obédiences maçonniques, tout comme certaines mouvances religieuses radicales, proches de l’intégrisme catholique, comme la Fraternité Saint-Pie X ou encore la Contre-Réforme Religieuse (CRC), opposées à la modernisation de l’Eglise initiée après le Concile Vatican II en 1962. De plus en plus, cette lecture s’inscrit dans une visée téléologique, imputant à une prétendue « décadence nationale », la responsabilité des francs-maçons, des juifs ou encore des Illuminati.

Face à la complexité profonde du fait révolutionnaire, cette lecture offre une « satisfaction cognitive » réelle pour ceux adhérant à ces théories, permettant de « tenir la dragée haute face à un professeur »[7], en proposant une grille d’analyse manichéenne, faussée mais prétendument alternative d’une époque délicate, soulevant toujours autant de considérations fantasmatiques.

[1] : Jürgen Habermas, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1997.

[2] : Daniel Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, Paris, Armand Colin, 1933

[3] : Albert Soboul, La Franc-maçonnerie et la Révolution française, Annales historiques de la Révolution française, N°215, janvier-mars 1974

[4] : Augustin Cochin, La Révolution et la libre-pensée, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1924.

[5] : Du nom de Charles Maurras, théoricien nationaliste et royaliste, proche de l’Action française

[6] : François Furet, Penser la Révolution françaiseÉditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 1978, 259 p. ; nouvelle éd. revue et corrigée, 1983

[7] : Rudy Reichstadt, Conspirationnisme : un état des lieux, Fondation Jean-Jaurès, Observatoire des radicalités politiques, 24 février 2015

Par La rédaction

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