Le contexte
1936 : la France subit amèrement la Grande Dépression, conséquence du fameux krach de 1929. Les conséquences ? L’effondrement des productions, le chômage, la misère. Fraîchement élus, Léon Blum et le Front populaire tentent d’enrailler cette machine infernale alourdie par de massives grèves ouvrières. C’est sous cette pression que des gestes conséquents en faveur des travailleurs seront effectués : réduction du temps de travail (passant de 48 à 40 heures), instauration des congés payés, revalorisation des salaires, etc. des mesures de gauche qui ne sont, à l’évidence, pas au goût de tout le monde…
C’est dans ce contexte qu’apparaîtra un certain nombre d’affiches portant la propagande contestatrice de droite. Celle qui nous intéresse cible les potentielles conséquences catastrophiques de l’instauration de la semaine de 40 heures. Commanditée par Ordre et Bon Sens, organisation française de droite, elle sera conçue par le très fameux René Vincent. Avant tout connu pour ses affiches illuminant les premières automobiles Bugatti, Peugeot, Buick. ainsi que pour ses affiches publicitaires, c’est vers cette illustration plus sombre qu’il se dirigera l’année même de sa mort.
Les ressorts
L’affiche semble simple et directe. Elle est avant tout un message long suivi d’une question rhétorique : « Semaine de 40 heures signifie : prix de revient excessif, vie plus chère, MISÈRE ; une fois de plus trompé par l’Internationale le travailleur français se laissera-t-il prendre au mirage ? ». Ici, La cause profonde du problème semble être l’Internationale. L’International dont il est question est bien entendu la SFIO, Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du Parti Socialiste, qui fut dirigée, entre autres, par Jean Jaurès ou Léon Blum. Mais plus largement, c’est également le reste du Front Populaire qui est visé, à savoir le Parti Communiste Français et le Parti Radical-Socialiste.
À présent, intéressons-nous à la partie graphique de l’affiche. On peut y voir une sorte de bouclier derrière lequel se cachent trois figures stéréotypées : un russe (identifiable à sa casquette), un asiatique, un juif (reconnaissable à sa calvitie, ainsi qu’on le représentât sur de nombreuses affiches de propagande). Tous trois sont rouges du rouge de la gauche et paraissent hostiles. Ces trois visages incarnent l’Internationale que nous venons de rappeler.
Le message de notre affiche semble clair : dans ce violent contexte de crise, la gauche se protège grâce à un bouclier de mesures dangereuses.
Mais en réalité, le message va plus loin et fait appel à des réflexes nauséabonds bien ancrés. Car à l’évidence, les visages rouges n’incarnent pas simplement la gauche : bien plus, ils désignent un mouvement de plus grande ampleur, mondial (juif, russe, asiatique) et caché le suggéré par ces yeux clos ou mi-clos, perfides, dissimulés derrière le bouclier. Ce qui est ici désigné, ce n’est ni plus ni moins que l’incursion du complot judéo-bolchevique : la semaine de 40 heures est l’œuvre sournoise des juifs et des soviétiques. Ceux-ci ne sont pas seulement en train de se protéger, ils opèrent de façon cachée.
L’ensemble de ce dispositif de propagande finit dès lors de suggérer quelque chose de plus grave encore. Il ne s’agit pas pour l’affiche d’affirmer, dans un simple rapport de cause à conséquence, qu’une mesure (la semaine de 40 heures) va mener à la misère ; bien au-delà, il s’agit de suggérer que derrière tout cela, existe une volonté qui désire la misère des français ; ceci parce qu’elle en tirera profits. Quels profits ? Au spectateur de les fantasmer…
Les retombées
Comme toujours, il est difficile d’évaluer l’impact d’une telle affiche. La semaine de 40 heures a été adoptée ; ses retombées n’ont pas été celles attendues ; et dès 1937, elle fut écornée par le gouvernement Reynaud. Mais que l’affiche participe à l’anéantissement de cette mesure ou non, elle constitue un élément ponctuel d’une ambiance complotiste qui s’insinue par touches successives dans les esprits français ; un élément qui facilitera, à sa mesure, l’établissement du régime autoritaire de Vichy à la devise bien connue : « Travail, Famille, Patrie ».
Épilogue
Même la propagande la plus brutale et la plus éhontée est une forme forte de discours ; car si elle nous bouscule par sa violence, elle sait aussi et surtout se montrer subtile, sournoise et contagieuse. Usant des ficelles du fantasme paranoïaque pour jouer en politique, elle aide parfois à l’accomplissement des abominations.