Dans sa signification originelle et historique, le révisionnisme s’inscrit dans de larges pans de la recherche historique ou du combat politique, notamment dans les régimes soviétiques, où il constituait une déviance par rapport à l’orthodoxie officielle. Très rapidement dévoyé après la seconde Guerre Mondiale par certaines figures intellectuelles, littéraires notamment, le terme révisionnisme a connu une mue sémantique profonde, pour devenir la négation des crimes génocidaires perpétrés par l’Allemagne nazie contre les populations juives du continent européen. S’il concerne surtout la Shoah, le révisionnisme fut aussi utilisé à des fins politiques et dans des contextes bien différents pour minimiser, voire invisibiliser, des massacres de masse ou d’autres processus génocidaires, comme celui de la minorité tutsie au Rwanda en 1994. Le terme « révisionniste » fut ainsi très largement utilisé à des fins de légitimation et d’acceptabilité pour cacher une notion plus vaste, et autrement moins scientifique, le négationnisme. Né après la seconde Guerre Mondiale, dans des franges radicales et extrêmement marginales de l’extrême-droite et, dans une bien moindre mesure, de certains mouvements d’ultra-gauche, le négationnisme s’inscrit dans une volonté de nier la dimension génocidaire du régime nazi, entraînant ainsi une réhabilitation partielle de facto de la période hitlérienne.
Les liens entre révisionnisme et complotisme sont troubles et témoignent de l’existence d’une même communauté politique, très présente sur les réseaux sociaux et le web, et propageant des théories très influentes sur une fraction croissante de la jeunesse en France ; mais aussi dans le monde arabo-musulman, où elles sont parfois relayées par les médias officiels.
Ces deux concepts révèlent in fine une grille de lecture très proche des événements historiques et une proximité politique étroite entre les adeptes de ces différents courants.
Aux racines du négationnisme, un champ politique commun au révisionnisme et au complotisme
Henry Rousso, historien français et spécialiste de la mémoire du régime de Vichy dans la société française de l’après-guerre, trace un historique précis de la doctrine révisionniste et de l’élan considérable qu’elle a connu en France dans les années 1970. Pendant l’Occupation et dans les années ayant immédiatement suivies la fin de la guerre, la violence du régime nazie à l’égard des juifs fut tout à fait revendiquée et assumée par les plus hautes figures collaborationnistes. Il y eut ainsi un écrivain comme Robert Brasillach, qui affirmait en septembre 1942 qu’il fallait « se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder de petits »[1]. Cela témoigne ainsi d’une profonde violence politique et d’un refus assumé de toute négation, ou du moins atténuation, des exactions commises contre la communauté juive de France. Avec des figures collaborationnistes majeures, comme Maurice Bardèche, universitaire et ancien professeur à la Sorbonne, ou Paul Rassinier, militant politique pacifique et longtemps classé à gauche, la thématique négationniste tend à se développer de manière embryonnaire dans l’immédiat après-guerre, dans des cercles très restreints, notamment du fait du dévoiement de l’antisémitisme traditionnel après le régime de Vichy. Et déjà, les premiers liens avec la rhétorique complotiste émergent, fondés sur la thèse que la guerre fut déclenchée par les juifs ou que la Shoah a servi à la défense des intérêts et de la construction de l’État d’Israël ; greffant ainsi un antisionisme radical au corpus doctrinaire révisionniste.
Les années 1970 – 1980 marquent un tournant majeur avec la pénétration de plus en plus puissante des thèses négationnistes dans des champs qui leur seraient a priori totalement étrangers, notamment l’Université. En effet, plusieurs universitaires, non nécessairement liés à des mouvances d’extrême-droite, ont tenté de produire un discours prétendument scientifique afin de propager les thèses négationnistes, comme Robert Faurisson, professeur de Lettres à Lyon III ou encore Bernard Notin, économiste et maître de conférences, lui aussi à Lyon III.
Plus encore, c’est aussi à l’extrême-gauche que se développent certaines thèses antisémites, notamment autour du collectif « La Vieille Taupe », qui s’inspire là encore des arguments révisionnistes pour nier l’existence même des crimes commis contre la population juive, autour de la figure de Pierre Guillaume, longtemps proche de la mouvance marxiste.
Le révisionnisme, dénué de toute réelle composante scientifique et méthodologique, suit surtout un but politique. Pour certains militants, le négationnisme relevait d’ « une nécessité politique destinée à faire sauter l’un des obstacles majeurs à la renaissance d’une extrême droite audible » [2]. Comme dans le complotisme, l’on retrouve, à travers les discours révisionnistes, la volonté commune d’imputer à un groupe humain des faits historiques, qu’ils auraient discrètement ourdis pour défendre des intérêts propres.
Le doute absolu au service d’une finalité politique : une matrice commune au complotisme et au révisionnisme
Le philosophe André Jacob perçoit le négationnisme comme une « subversion du doute cartésien »[3], profitant de l’éloignement temporel face aux événements pour manipuler les faits historiques, tout en poursuivant un but politique parfois inavoué mais bien souvent empreint de sentiments racistes ou antisémites. Comme dans la rhétorique complotiste, la négation des faits historiques tels qu’ils sont présentés officiellement et qu’ils sont généralement admis par l’ensemble de la communauté scientifique et une très large partie de l’opinion publique, représentent un élément sous-jacent et systémique des discours révisionnistes. Si pour le sociologue Gérald Bronner, le « droit au doute » est absolument nécessaire, tout particulièrement dans le cadre d’un régime démocratique, il tendrait à perdre sa substance, son intérêt et toute sa valeur quand, comme dans les écrits négationnistes ou complotistes, il devient négation absolue de tout discours et de toute vérité.
Selon le philosophe Pierre-André Taguieff, une forme de relativisme radical et d’égalisation des discours constitue sans nul doute une matrice commune au complotisme et au révisionnisme, plaçant ainsi sur un même plan articles scientifiques, issus des organismes de recherche institutionnels (CNRS, grandes universités, think tank) et publications non sourcées trouvées au hasard sur internet, à une époque où tous les discours relayés par les autorités intellectuelles, politiques et morales légitimes sont perçues par certains comme la preuve d’une connivence obscure avec les puissants. De même, l’on retrouve, dans les deux discours complotistes et négationnistes, la lecture téléologique de l’histoire, imputant à un petit groupe humain, nécessairement dominant, l’évolution des faits historiques et les événements politiques ou guerriers majeurs. Car des structures mentales identiques au complotisme et au révisionnisme semblent se dessiner, la proximité intellectuelle et la poursuite d’objectifs communs sont donc tout à fait explicables et se concrétisent par des mêmes moyens de communication et des figures tutélaires majeures.
Complotisme et « révisionnisme » : état des lieux actuelle d’une filiation assumée
Aujourd’hui, les lieux traditionnels de production d’un discours complotiste et révisionniste, ainsi des revues d’extrême-droite et de quelques cénacles universitaires marginaux, sont dépassés et une nouvelle mouvance beaucoup plus hétérogène, aux contours flous, s’impose de plus en plus, marquée par une très fine maîtrise des réseaux sociaux et une capacité d’attraction très puissante ; notamment pour les esprits les plus jeunes et les plus fragiles, chez qui la quête d’une vérité alternative s’inscrit dans une rébellion contre l’autorité de l’État, représentée par l’éducation républicaine notamment. Si, comme le précise Alexander Schürmann-Emanuely, universitaire, « la prétendue école révisionniste [n’apparaît] plus guère de nos jours que dans quelques niches comme Lyon III et sous l’aile du Front National »[4], de nouveaux cercles éclosent peu à peu, notamment au sein d’une frange délaissée de la population française et dans les banlieues des grandes agglomérations françaises, où les discours antisémites et négationnistes, empreint de complotisme, trouve une audience conséquente.
Même si, dans un cadre plus traditionnel, l’antisémitisme continue de prospérer dans certaines franges radicales de l’Église catholique, comme la Fraternité Saint Pie-X, ou dans certains milieux d’extrême-droite. L’historien français Pierre Birnbaum, évoquant la manifestation Jour de Colère du 26 janvier 2014, perçoit ainsi l’existence d’un nouvel antisémitisme, où se mêlerait chrétiens intégristes et adeptes de Dieudonné[5]. Des mouvances liées à l’islam radical rejoignent ainsi les cercles traditionnels de l’extrême-droite française dans la production et la diffusion d’un discours négationniste et complotiste.
La maison d’édition Kontre-Kulture, gérée par Alain Soral, tente de réaliser cette synthèse étonnante et vient de publier une édition du pamphlet d’Adolf Hitler, Mein Kampf, mais propose aussi, plus insidieusement, toute une littérature consacrée aux juifs et aux thématiques complotistes, alliant Charles Maurras, doctrinaire nationaliste et royaliste français du premier XXème siècle, membre de l’Action française, et des publications conspirationnistes, portant notamment sur le 11 septembre ou encore les Illuminés de Bavière.
Sur le web, certaines plateformes influentes, comme Réseau Voltaire, piloté par Thierry Meyssan, proche d’Alain Soral et de l’humoriste Dieudonné, relaient des articles et des ouvrages complotistes sur les événements et crises internationales récentes. Des ramifications internationales existent et permettent aux plateformes françaises de jouir d’un écho considérable, notamment auprès d’une partie du monde arabo-musulman. Conspiracy Watch, dressant une liste de ces sites, montre les liens unissant Thierry Meyssan et Al-Manar, chaine officielle du Hezbollah, mouvement chiite libanais, proche de l’Iran et classé comme organisation terroriste par une grande partie des États occidentaux.
D’autres sites web, comme Alterinfo, Géostratégie ou encore VoxNR, fondé par Christian Bouchet, ancien secrétaire général du mouvement aujourd’hui dissous Unité radicale, dont l’un des membres avaient tenté d’assassiner le président Jacques Chirac lors du défilé du 14 juillet 2002, contribuent aussi au développement des théories révisionnistes et complotistes, en France et dans le monde. Car elles bénéficient d’une audience plus large et de vecteurs de communication extrêmement puissants, les théories conspirationnistes et négationnistes rassemblent de plus en plus de jeunes en rupture avec l’éducation nationale et les valeurs nationales et républicaines.
En effet, face à la complexité du réel, le manichéisme et la simplicité des schèmes d’analyse portés par les courants révisionnistes et complotistes, apparaissent comme profondément attractifs pour beaucoup et interrogent l’efficacité des structures éducatives qui doivent faire face à des défis toujours plus complexes. Certes, le web représente une mine d’or intellectuelle, mais il n’en constitue pas moins un danger potentiel pour une jeunesse marginalisée, empreinte d’une volonté de révolte contre les cadres traditionnels de la société et de l’autorité et désireuse de promouvoir une lecture faussée, mais volontiers dissidente, des événements internationaux.
[1]: Robert Brasillach, « Les sept internationales contre la patrie », Je suis partout, 25 septembre 1942.
[2]: Rousso, Henry, « Les racines du négationnisme en France », Cités 4/2008 (n° 36) , p. 51-62
[3]: André Jacob, En quête d’une philosophie pratique: De la morale à l’éthico-politique, L’Harmattan, 2007, 395 p
[4]: Schürmann-Emanuely Alexander, Coordination et traduction Bouchery Dominique, « Faire obstacle aux continuités. L’université française entre occultation de Vichy, négationnisme et nouvelle droite », Matériaux pour l’histoire de notre temps 3/2013 (N° 111 – 112) , p. 69-71
[5]: ↑ « Un nouvel antisémitisme ? » : entretien avec Pierre Birnbaum dans La Grande table sur France Culture